Arrivé à l’aéroport de Kingston vers 20h, l’agent de l’immigration répondant au doux nom de Sean Paul me pose un paquet de questions. Il me faut 45 minutes pour récupérer mon passeport et pouvoir sortir, mais ils ont appelé pour moi mon hôte Phillip Wright, alias Cassafaya. Bien ravi de le voir arriver un peu plus tard, il m’emmène chez lui, dans un quartier de Kingston, à Fletcher’s Land. Il s’avère que c’est là que posait le problème avec l’immigration : C’est le ghetto de Kingston, et c’est la destination que je leur ai annoncée… A de nombreuses intersections, des sound-systems diffusent leurs basses dans les rues adjacentes.
Entrée du quartier Fletcher's Land, Kingston
Dès le matin, je descends à pied vers Downtown Kingston, le long d’Orange Street. La place du Parc Willian Grant grouille de monde, et une couche de déchets plastiques longe le trottoir. A tout moment, il semble qu’au moins une personne a le regard posé sur moi. Cette sensation d’être observé de manière permanente est intimidante, mais cela aide à prendre confiance en soi. Je visite le National Gallery, où se tient une collection spéciale pour les 50 ans de l’indépendance. Je n’ai – sans surprise – pas vraiment accroché sur l’art moderne, mais j’ai apprécié la compétition de photographie et les anciennes cartes, de l’époque de la colonisation.
Tuff Gong Studios - Nous libérerons le peuple par la musique
Un bus vers Three Mile me dépose sur la Marcus Garvey Drive, où je souhaite voir le studio de musique reggae Tuff Gong. Malheureusement, c’est samedi, et c’est fermé le week-end. Dans la foulée, je repars à pied en suivant la longue Spanish Town Road, jusqu’à arriver à Trenchtown, un quartier de Kingston où sont nés les styles de musique jamaïcaine comme le ska, le rocksteady, et le reggae. Aujourd’hui, le Trenchtown Culture Yard & Museum est un lieu que quelques vieux rastas font visiter. Il était à l’époque très fréquenté des grands noms du reggae, avec évidemment en premier lieu la légende Bob Marley. On peut y voir la première guitare de l’artiste, sa chambre à coucher dans la cuisine, et un vieux van rouillé que Bob et les Wailers utilisaient pour leurs premières tournées.
Vieux van des Wailers, Trenchtown Culture Yard
Pendant trois jours, je réside dans le ghetto. Ce n’est pas moi qui utilise ce mot, il vient de la bouche de Cass’ et des gens qui me parlaient de l’endroit où il m’hébergeait. Dans chaque rue, plusieurs groupes de personnes parlent, écoutent de la musique et dansent, ou jouent aux dominos. Protégé par la notoriété et la connaissance du quartier de mon hôte, je peux me balader en relative sécurité, bien sûr sans jamais prendre de photo des gens. Ses trois enfants sont déjantés mais attachants. L’habitation et ses contours sont fait de planches et bois et de tôles, offrant un confort spartiate mais suffisant. Le reggae tourne en permanence dans la maison, Cass’ s’entrainant et donnant des cours de chant à domicile. A force d’entendre autant de bonnes vibrations, les enfants développent des compétences et m’ont parfois gâté d’une improvisation ou d’une reprise. Ils ont eu du mal à comprendre que ce n’était pas naturel pour moi d’en faire autant! Si vous voulez voir Andreen chanter, c’est par ici.
Maison et voiture de Cassafaya, Fletcher's Land
Le dernier soir, Cass’ prend le temps de m’emmener à un sound-system de rue. De chaque côté, des jamaïcains dansent sur eux-mêmes par dizaines, voire centaines. Au début, la foule est bercée par de vieux sons reggae. Plus tard, le DJ oriente ses choix vers de la chanson jamaïcaine un peu plus moderne, plus romantique et moins instrumentale. Mais quand même, j’ai toujours rêvé de voir ce genre de soirée jamaïcaine, j’ai été comblé de pouvoir y participer avec tous ces locaux.
Rasta du Trenchtown Culture Yard & Museum
Avant de partir de cette banlieue proche de Downtown Kingston, je prends soin de retourner vers le centre via Orange Street, en marquant des pauses chez les bons disquaires : Rockers International (135 Orange Street), Techniques Records (99 Orange Street), Randy’s Records (17th North Parade). Le dernier se mérite : il est meilleur marché, mais pour le trouver il faut aller sur la place William Grant, près du gros fast-food local Mother’s. Demander la porte métallique bleue qui mène au studio, à l’étage d’une épicerie. Évidemment, j’ai échangé aux trois endroits quelques billets contre de vieilles galettes vinyle de mélodies oldies.
Andreen Wright, fille cadette de Cassafaya
Je laisse ma place à d’autres couchsurfers qui souhaitent également profiter de l’hospitalité de Cass’. Je pars pour Uptown, les quartiers plus corrects. La différence est énorme. Les rues sont larges et propres, il n’y a pas de piéton et les voitures roulent vite, aucun vendeur ambulant ou stand de sandwich/boissons fraîches… Bref cela me fait regretter le ghetto et l’attention permanente qui va avec. J’y reste deux jours supplémentaires, le temps de visiter deux autres lieux d’importance dans la culture reggae. Le premier, malgré son tarif exagéré, est une étape obligatoire pour moi à Kingston… La maison de Bob Marley. On y voit les pièces de sa demeure du 56 Hope Road redécorées : salle aux murs couverts de journaux dont il fait la une, cuisine, salle reconstituant son premier stand de disques. Seule la chambre a été conservée d’origine.
Un vinyle de Bob Marley, avant impression
Le second est en fait un retour aux studios Tuff Gong, qui étaient fermés le samedi. La visite est très complète. Tout d’abord, je vois la salle des disques d’or et de platine, puis un groupe qui enregistre un nouveau titre, pendant que je m’assois sur le fauteuil de chef du studio Tuff Gong, près à mixer! Pour finir, on passe par l’usine, le hangar où les machines à presser les vinyles poussiéreuses s’entassent.
Pas de problème, je gère le studio Tuff Gong !
N’aimant pas les grandes villes, j’appréhendais Kingston. Effectivement, j’y ai trouvé une densité de population et de transport que je n’aime pas avoir à supporter en voyage. Mais le séjour à Fletcher’s Land, dans le ghetto, a été tellement enrichissant que j’y retournerais volontiers. Je recommande ce moyen unique de voir la vie dans un quartier pauvre de la réputée dangereuse capitale jamaïcaine. On se sent transporté dans un reportage!